Agression d’un journaliste : quand enquêter devient un crime

Agression d’un journaliste : quand enquêter devient un crime

Un journaliste d'Équinoxe Tv en quête de vérité a été pris au piège de la violence dans un village du Sud. Il enquêtait sur un entrepreneur encensé par le président Paul Biya. Entre intimidation, violence et séquestration, ce nouvel épisode illustre les entraves persistantes à la liberté de la presse au Cameroun.

Le 13 février 2025, Joseph Abena Abena, correspondant régional d’Équinoxe Télévision et de La Nouvelle Expression dans le Sud du Cameroun, a vécu un calvaire. Envoyé en mission à Mbébé, village de Tony Obam Bikoué – entrepreneur cité en exemple par le président Paul Biya dans son discours à la jeunesse du 10 février – il s’attendait à recueillir des éléments de reportage. Il s’est retrouvé entre les griffes de nervis prêts à tout pour l’empêcher d’exercer son métier.

Un reportage qui tourne au cauchemar

Dès son arrivée sur les lieux, le journaliste et son caméraman Augustin Ndongo constatent que le centre d’incubation agricole de Tony Obam Bikoué, censé être un fleuron de l’agro-industrie, est à l’abandon. Hautes herbes, bâtiments délabrés, portes béantes... À peine le temps de réaliser l’état des lieux qu’une femme surgit, gourdin en main, et se met à hurler «Vous venez d'où? Qui vous a envoyé ?».

L’atmosphère s’échauffe brutalement. En quelques minutes, une bande d’individus surexcités se rue sur le duo de journalistes. L’appareil photo est arraché, la caméra confisquée, les téléphones fouillés. Poussés à terre, menacés de mort, Abena Abena et son collègue sont interrogés de manière brutale, les gourdins pointés sur eux : «C'est toi Abena, je te connais. Vous êtes venus filmer les installations de Tony, oui ou non ? On va vous tuer

L’enfer dure de longues minutes. Leur matériel est endommagé, la carte mémoire de la caméra subtilisée par un certain Coco Obam, présenté comme le frère aîné de Tony Obam Bikoué. Seul le chef du village, Majesté Ntoutoum, met fin au supplice en les accueillant avec courtoisie et en organisant leur retour à Kribi.

Ce déchaînement de violence pour empêcher la réalisation d’un simple reportage illustre une réalité inquiétante : au Cameroun, informer peut coûter cher.

Quand la liberté de la presse vacille sous les coups

L’agression de Joseph Abena Abena n’est pas un cas isolé. Elle s’inscrit dans un climat de répression où les journalistes sont régulièrement pris pour cible lorsqu’ils osent fouiller là où il ne faut pas. Ce sont des sentinelles bâillonnées, empêchées de dénoncer les détournements et les abus de toutes sortes. Menaces, intimidations, agressions physiques, destruction de matériel …La liste des entraves à la liberté de la presse s’allonge dangereusement.

Or, le Cameroun est signataire du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), dont plusieurs articles ont été bafoués dans cette affaire .  A l'instar de l’article 19 qui stipule que « Nul ne peut être inquiété pour ses opinions » et que « Toute personne a droit à la liberté d'expression , ce qui comprend la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce». Pourtant, dans ce pays, informer devient un acte de bravoure, et la vérité, un danger mortel.

L'article 9 du Pacte prescrit le  droit à la sécurité. Ainsi, « Tout individu a droit à la liberté et à la sécurité de sa personne. Nul ne peut être soumis à une arrestation ou à une détention arbitraire». Immobilisé au sol, menacé de mort et séquestré de facto, le journaliste a vu ses droits les plus élémentaires piétinés.

L’État face à ses responsabilités

L’onde de choc de cette agression va bien au-delà des faits eux-mêmes. Elle pose la question de la responsabilité de l’État camerounais. En mettant en avant Tony Obam Bikoué comme un modèle de réussite, Paul Biya a indirectement offert une forme d’immunité tacite à ce dernier et à son entourage. Cette violence était-elle préméditée ? Qui protège ces hommes capables d'agresser impunément un journaliste en mission ?

Le gouvernement camerounais a l’obligation de garantir la sécurité des journalistes et de punir ceux qui s’en prennent à eux. Si aucune enquête de police sérieuse n’est menée et les agresseurs punis, ce sera un signal de plus que l’impunité est reine et que la liberté d’informer est une chimère.

Une presse sous pression, une démocratie en péril

L’agression de Joseph Abena Abena est le symptôme d’un mal plus profond. A savoir la difficulté grandissante pour les journalistes camerounais d’exercer leur métier sans crainte. Dans un pays où la presse est censée être le « quatrième pouvoir », chaque attaque contre un journaliste affaiblit un peu plus la démocratie.

L’enquête de terrain ne devrait jamais être un champ de bataille. Pourtant, chez nous, chaque reportage devient un acte de résistance. Joseph Abena Abena, malgré les vertiges qui le hantent encore, incarne cette lutte. Une lutte pour que la vérité éclate, quelles que soient les tentatives pour la bâillonner.

Etienne TASSÉ